Et si on observait le monde d'en haut ? [libre]

Le soleil vint déposer quelques rayons lumineux sur le pelage soyeux d'une louve. Elle marchait d'un pas souple sur la terre friable d'un sentier si peu emprunté que les herbes hautes recommençaient à pousser dessus.

Tout en continuant à marcher, elle laissa ses pensées vagabonder. D'abord vers son clan. Le Crépuscule dominait l'Aube, pour le moment, sur le nombre de ses loups ; mais elle avait peur pour l'avenir. Les loups de l'Aube étaient de plus en plus téméraires, et s'aventuraient toujours plus loin sur des territoires qui n'étaient pas les leurs. Elle songea à sa dernière rencontre avec un ennemi. Elle avait eu chaud, ce jour là ; car elle n'avait rien d'autre que ses potions pour se défendre. De nature frêle, chétive, elle avait toujours eu du mal à se défendre face aux autre loups trop pressant ; et pour son plus grand malheur, elle avait plus hérité de la beauté de sa mère que de sa musculature. Ses beaux yeux bleus n'avaient jamais laissé les autres mâles indifférents, et elle avait dû user de toutes les menaces possibles pour écarter les téméraires de son chemin.

Elle n'avait jamais voulu d'une vie de couple. Elle trouvait cela inutile, dénué de sens, et puis, après l' « accident »...

L'accident. C'était comme ça qu'elle l'appelait chaque fois qu'elle y songeait. L'accident. Celui qui avait coûté la vie à un louveteau...

Elle ferma les yeux, refusant de se laisser aller une fois de plus à la douleur. Elle voulait bien avoir des remords, car c'était de sa faute que le louveteau était mort ; mais elle ne voulait plus en souffrir. Son souvenir la hantait presque chaque nuit ; faisant de ses rêves un enfer. Malgré tout, elle tenait le coup, plus grâce à sa volonté que grâce à autre chose. De nature empathique, elle ne pouvait s'empêcher de toujours songer à ses patients, et imaginer lâcher prise, s'en aller pour de bon rejoindre celui qu'elle avait tué, était tout bonnement inimaginable. Elle se sentait redevable, aussi. Peut-être pour se faire pardonner, pour ne plus jamais reproduire l'erreur qu'elle avait faite...
Et puis, elle tirait une certaine fierté d'être l'une des deux seuls guérisseurs de Ciaràn. Elle ne pouvait imaginer enterrer avec elle toutes ses connaissances sur les plantes médicinales et les potions.

Le deuxième des guérisseurs était lui aussi un Crépusculaire. Il s'appelait Tashren. Il parlait rarement, était plut acariâtre, mais malgré tout, Shiloe l'aimait bien. Elle le trouvait assez courageux de poursuivre son travail à son âge, alors qu'il aurait pu se retirer de la vie de meute pour couler des jours heureux, en attendant patiemment que la mort l'emporte. Mais non, il restait là, toujours présent à l'appel, et Shiloe ne doutait pas que sous cette carapace bourrue se cachait quelqu'un avec un grand cœur.

On aurait pu penser que Shiloe et Tashren étaient proches, au vu de leur même rang au sein du clan. Mais en réalité, c'était plutôt faux. Shiloe était toujours gênée quand elle lui parlait, elle avait l'impression d'être insignifiante face au savoir de ce loup noble et sage. À vrai dire, elle aussi avait une carapace, due à l' « accident »... Elle était souvent dure avec ses patients, et avec les autres loups du clan également. Mais face à la noblesse du guérisseur, sa carapace fondait comme neige au soleil, elle se retrouvait comme une gamine face à un aîné pris en modèle...

Tout en laissant ses pensées vagabonder, elle était arrivée dans un coin plus boisé. Ses sens aiguisés de louve lui permirent de repérer une autre silhouette, quelques mètres devant elle, suivant le même chemin.

Tashren ! Oh la vache... J'aurais jamais... Oh mon dieu, s'il me voit ? Aaarg !

Rougissant comme une loupiote prise sur le fait, alors qu'elle n'avait apparemment pas été repérée, elle se tapit sur le sol terreux, priant pour que Tashren ne la remarque pas. Et pour son plus grand malheur...

- Qui est là ? Et que me voulez-vous ?

Shiloe se releva avec difficulté. Elle s'ébroua doucement, profitant de ce bref répit pour se chercher une réponse convenable. Elle pensait avoir trouvé quand la gêne la submergea de nouveau :

- Heu, c'est moi, Shiloe. Je... passais par là. Je suis désolée de t'avoir dérangée. Je m'en vais.

Elle commença à reculer, espérant ne pas avoir froissé le guérisseur...

- Maintenant que tu es ici tu peux bien rester. Après je comprendrais que la compagnie d'un vieux débris tel que moi ne t'intéresse pas beaucoup, ajouta-t-il.

Oh oh… Shiloe en était presque émue. Il était rare qu'elle soit réceptive aux émotions qui transparaissaient dans la voix du guérisseur, mais cette fois, elle avait bien senti l'amertume qui perçait sa voix. Elle sentit sa gorge se nouer. Elle était tellement dure avec ses patients que, souvent, les autres l'évitaient. Extérieurement, elle ne s'en plaignait pas. Il était rare qu'elle apprécie la compagnie de ce qu'elle jugeait "le bas monde". En faisaient partie tous ces loups mal élevés qui criaient sans cesse, chahutant, insultant les autres à tout bout de champ. Certes ils étaient rare – avec Sparrow pour chef, rares étaient les loups qui ne rentraient pas dans le rang – mais ils suffisaient à insupporter Shiloe. Au point que celle-ci avait pris leur cas pour une généralité, s'attendant à ce que chacun hurle après elle si elle s'avisait de chercher le contact. Cela aussi avait participé à ce qu'elle soit écartée de la population. Aujourd'hui, elle était La guérisseuse. Celle qui, avec Tashren, formait une élite qu'on ne fréquentait pas facilement.

Oh, certes, elle soignait toujours la population. Elle avait toujours ses patients habituels, les cas d'un jour, mais elle ne les voyait que pour les soigner. En vrai, elle était seule.
C'est pourquoi elle ne prenait jamais garde à ce que ressentaient les autres. Un patient lui disait qu'il avait mal, elle le soignait ; mais rien ne devait venir altérer son jugement. Point. Aujourd'hui, alors que Tashren lui montrait qu'il souffrait lui aussi de son rejet, Shiloe prit enfin la peine d'essayer de comprendre ce qui se passait. Au final, il n'était pas si différent d'elle.

- Je comptais monter en haut des îles. Si tu veux me suivre libre à toi. Si jamais nous croisons quelques plantes peut-être pourrions-nous en rapporter au clan. Certains essences ne poussent que sur ces étranges hauteurs sans que je ne comprenne bien comment elles parviennent à survivre.

Elle hocha la tête. Elle aurait bien besoin de me procurer certaines plantes. Et puis... La présence de Tashren la rassurait un peu. Sa dernière "chasse à la plante" avait mal tourné, elle s'était faite courser par ce qu'elle aurait qualifié "un abruti de l'Aube", et au final, la moitié de sa récolte avait été perdue. Non pas que Tashren soit vraiment un guerrier - tout comme elle d'ailleurs, il ne faisait pas partie du groupes des "muscles" - mais son âge, sa sagesse, son expérience la rassuraient.

Ils commencèrent à marcher tranquillement vers les hauteurs. La pente n'était pas vraiment raide mais le trajet était long. Quelques oiseaux chantent autour d'eux, mais à part ces interruptions, le silence était d'or. Elle se décida à le briser pour essayer d'entamer une conversation.

- Il y a quelques semaines, je suis partie chercher des plantes aquatiques. En sortant de l'eau, j'ai vu un loup de l'Aube qui m'espionnait. J'ai fini par me faire courser dans la forêt. À ton avis, est-ce-vrai qu'ils n'ont pas de guérisseur ?

Elle fronça légèrement les sourcils. L'Aube n'était pas forcément le meilleur sujet de conversation mais la présence du loup l'avait vraiment inquiétée, et elle avait besoin de raconter l'épisode à quelqu'un. Non pas qu'elle ait eu peur pour sa vie – elle n'avait pas la carrure d'un combattant mais elle savait quand même courir – mais elle se demandait pourquoi Nedawel ne cessait d'envoyer des espions chez eux. Elle crut bon d'ajouter :

- Je me demande ce que Nedawel prépare. Son clan est en minorité, mais j'ai l'impression qu'ils sont de plus en plus audacieux. Avant, aucun loup de l'Aube n'aurait osé s'aventurer chez nous...